Mai 68

En mai 68, André a 37 ans, il est professeur, sa femme et son fils sont à la maison, inquiets des événements qui se trament. Mais lui est dans la rue, et ce soir là, il est dans le quartier latin et fait partie des premiers à soulever les voitures pour construire les barricades. Il tire de cette nuit historique des anecdotes à mes oreilles plus vivantes et drôles que des leçons de société. Comme cette jeune fille sur les barricades, au milieu des gaz lacrymogènes, en pleine nuit qui, comprenant que lui est professeur, lui demande « Monsieur, savez-vous si nous aurons cours, car j’avais un contrôle prévu demain ?! ». Comme la description de l’ambiance bon enfant qui soudain dégénére avec les bruits des balles qui sifflent à leurs oreilles. Comme la petite vieille planquée derrière ses rideaux au dessus des policiers, qui dès qu’ils avaient la tête baissée, leur laissait tomber une bouteille pleine sur le casque, pour reprendre un air innocent quand ils levaient la tête pour voir qui les attaquait ainsi !

La vie de château

Mon père est né en Normandie en 1931. Sa mère Marie Germaine Victoria Turpin, cuisinière, seule fille d’une fratrie de 9 frères, épouse à vingt ans André Henri Benjamin Omer Duflos. Ils forment le jeune couple d’employés de maison qui passeront plusieurs années au château. André-Père apprend à son fils à respecter les fleurs, qu’il ne faut pas couper sans réflexion pour en faire des bouquets. Respect de la nature un peu compromise quand André-Fils est retrouvé dans le potager, tous les choux éventrés, car les garçons naissant dans les choux, il cherchait un éventuel petit frère. Cette vie de château permet à mon père d’accéder à la culture, à la littérature et au savoir, les châtelains considérant que l’éducation n’est pas faite pour les paysans, mais pour le fils de leur jardinier, bien sûr que oui : il aura accès à toute leur bibliothèque.

Prise de conscience sociale dès le plus jeune âge ? Cette duchesse se demandant ce que fait là ce petit paysan, le châtelain répondant « c’est le fils de mon jardinier, il est ici chez lui, et si cela ne vous plait pas, partez donc ». André sait donc lire et écrire à 4 ans, et tout le pousse a prendre la voie de l’instruction, du curé du village aux employeurs de ses parents. Plusieurs kilomètres à pied chaque jour pour aller à l’école, des classes dans lesquelles tous les âges sont rassemblés, les grands aidant les petits, on est sérieux à cette époque.

En tout cas André l’est, même si il doit montrer, à coups de poing, qu’il n’est pas une fille. Son père partant pour la guerre ordonne finalement à sa mère de faire couper les boucles blondes de son garçon… Un paradoxe pour cette femme qui ne voulait surtout pas engendrer de fille, si anxieuse de mettre au mode un bébé de sexe féminin que son mari avait pensé lui faire la blague, à la naissance d’André, de s’écrier « c’est une fille ! ». Je ne sais plus si il a osé, mais je sais que, toute sa vie, la mère ne voudra pas d’autre enfant de peur d’avoir une fille…

La guerre et l’exode

La guerre, l’exode surtout, les anecdotes que je réclamais le soir pour m’endormir. Il racontait cette fois où ce vieux monsieur avait mis tant de temps à descendre de la plateforme du bus pour un arrêt… Arrêt subitement interrompu par les bombes qui peuvent autour d’eux ! Et le premier à courir pour rejoindre le véhicule et sauter lestement sur cette même plateforme, c’est bien sûr le vieillard en question ! Histoire drôle même quand mon père se rend compte qu’un éclat d’obus a coupé net le bout de sa chaussure, sans le blesser, il a 8 ans, il voit une autre fois cette femme qui tient son bébé dans ses bras, ses enfants autour d’elle, prendre un éclat en pleine poitrine et sous la douleur lâcher le bébé sur la route, sa petite fille sauter du camion pour le récupérer, au milieu des bombes, et la mère hurler qu’on arrête la camion. Elle n’en descendra que quelques kilomètres plus loin lors d’une accalmie et repartira à pied avec son petit garçon pour essayer de les retrouver. Et mon père qui se demande des années après ce qu’elle est devenue, si elle les a retrouvés…

Photo d’illustration.

Les années de guerre, les couvre-feu à Paris, il a vu les rafles au petit matin. Me racontant l’infamie des gendarmes français qui séparaient les hommes des femmes dès l’arrestation : les bébés mâles séparés de leurs mères… Il a vu les fusillés, les allemands qui pouvaient aussi être gentils, ces pères eux aussi séparés de leurs enfants, qui distribuaient des bonbons.

Merci à vous

André est parti, parti serein, après une vie si remplie, tant d’années, d’épreuves et de bonheurs, Nous sommes fiers de l’avoir connu, d’avoir partagé avec lui, d’avoir appris de lui. Avec ses qualités et ses défauts, sa foi en l’autre, son empathie qui souvent le laissait sans voix. Sa voix qu’il a perdue il y a quinze ans, me disant qu’il n’en avait plus pour longtemps… Je lui avait dit à l’époque « Non, cela ne va pas être possible, débrouille toi ». Et il s’est débrouillé pour rester avec nous 88 ans, lui à qui on avait dit à 20 ans « vous êtes mort ».

Et il est resté, au delà des alertes, au delà de cet avis de gros temps qui s’est abattu sur sa santé fin 2016. Il a encore surpris son monde, et lui-même, à se remettre, rentrer chez lui, reprendre le vélo d’appartement et toutes ses activités, nous remercier d’avoir été là, d’être là… Fin 2018, l’essoufflement est revenu, il ne pensait pas passer Noel, et se mis à distribuer les cadeaux en avance… Encore une fois, la forme est revenue, le temps d’organiser des déjeuners, de se rassurer…

D’un coup, cette dernière glissade, de se traiter « d’emmerdeur » mais d’apprécier d’être entouré, de lire ses journaux, de parler encore de son testament puis « ah c’est pas pour cette fois ? », de plaisanter avec les infirmiers et les médecins… « C’est pas la peine que tu viennes demain, Noel et Mado seront là, repose toi » et moi, mais bien sûr que je viens, tous les jours… Et cet appel le lendemain matin.

Il n’a pas souffert, et son départ est soudain mais parfait. Du grand André Duflos.
Vous avez été tous là, à répondre présent pour ce dernier rendez-vous,
Partager notre peine à tous, notre perte de cet homme si humain.

Être ensemble pour cette journée ensoleillée, rassemblés autour de lui et d’un bouquet de fleurs des champs, pour que ce moment terrible soit un moment de douceur et de partage. Même si il disait ne vouloir ni discours ni d’hommage, je sais qu’il a souri de nous voir affronter ces machines infernales liguées contre nous pour nous empêcher d’écouter les morceaux de musique qu’il avait pourtant choisi !

Vous pouvez donc les retrouver ici accompagnés du diaporama.

Il nous manque tellement, le généreux, cultivé, discret, toujours présent, rempli d’humour… Quand nous voulions payer le restau, et qu’il nous arrachait la carte de bleue des mains, avec un petit sourire satisfait quand la serveuse lui donnait raison. Les seuls moments où il se fâchait vraiment, quand je voulais porter les bagages mais que « ca l’équilibrait ».

Toutes ces moments partagés, dont vos témoignages sont si précieux aujourd’hui. Pour qu’il continue à vivre dans nos coeurs et nos mémoires.
Essayer de surmonter la peine de la disparition en chérissant cette chance de l’avoir connu.

Nous irons bientôt déposer sa plaque à Marlstein, sur ce chemin que lui et nous avons si souvent emprunté… et aujourd’hui, ici et là-bas, il saura trouver la paix dans ces montagnes tant aimées, j’en suis sûre…