Appelez moi Cassandre

Si notre père était encore là en ce jour funeste où le monde entier est sous le choc de l’embrasement de Notre-Dame, quel serait la teneur de nos échanges sur le sujet ?

J’ai posté sur Facebook une petite bafouille avant de passer l’après-midi chez la notaire avec mon frère et ma belle soeur pour affronter l’après.

 » Je me demandais toute la journée d’hier si je n’étais pas en syndrome post-traumatique (hyper-vigilance, hyper-activité…) d’avoir perdu Notre Père il y a tout juste un mois… Aujourd’hui je me réveille et le monde entier pleure Notre Dame, l’immuable, la vénérable. 
Il faut profiter des personnes et des choses tant qu’elles sont là, et construire du meilleur sur nos épreuves et nos chagrins… Prenez soin de vous, ménagez vous, partagez votre peine et diffusez la bienveillance… on peut changer le monde, rien n’est immuable. »

Tout d’abord j’avoue que je ne suis pas choquée par l’ampleur de l’embrasement et sa vitesse qui fait dire à un président des Etats-Unis « mais pourquoi vous ne balancez par des Canadairs dessus ?! » (LOL comme dirait l’autre).
Quand on a l’expérience du feu, que les humains maitrisent soi-disant depuis 400 000 ans (faut-il le rappeler ?), on sait que la combustion d’une poutre sous des combles peut être d’abord très lente et quasi invisible. Sans oxygène, dans un mur (ou à l’intérieur d’une poutre de chêne imputrescible préparée pendant une centaine d’années par immersion), le simple fait de percer pour passer un tuyau (n’est-ce pas M. B. ?) peut déclencher une combustion qui va petit à petit faire son nid… Couver pendant des heures… jusqu’à déclencher une alarme comme sur le chantier de rénovation de la forêt… mais elle est encore invisible comme le prouve la première visite de contrôle des ouvriers. Là l’expérience et le savoir faire pourraient déclencher autre chose qu’une alarme technologique, l’instinct que j’appelle le syndrome de Cassandre.

Dans mon travail, je me suis pendant des années vantée de m’appeler Cassandre. D’alerter sur les périls à venir, de prévenir plutôt que de guérir. Si je voyais un problème pointer le bout de son nez, d’alerter le client quitte à passer pour l’oiseau de mauvais augure. Bien sûr le client peut rester sourd à mes paroles, et dire « on fait comme ça quand même », mais au moins j’ai la conscience tranquille quand le problème surgit. Pas comme cette fois où après avoir essayé d’alerter à droite et à gauche et de m’être dégonflée pour appeler en direct la cliente, après six mois de galères, en réunion de débriefing elle nous dit « si vous me l’aviez dit, je ne l’aurais pas fait comme ça ». Peut-être ? peut-être pas ? Quoi qu’il en soit, je regrette ces quelques secondes où la main posée sur le téléphone, je n’ai pas osé. Comme je regrette chaque moment où j’ai pressenti et pas agi. (« ouh là, je devrais enlever ce bout d’os de mon assiette avant que Cracou ne le chope » = 12 heures d’angoisse, après lesquelles il a finalement régurgité cette esquille, sans dommage, Alléluia !)

Pressentir un problème, dans une carrière ça s’appelle l’expérience. Il y a encore quelques décennies, on respectait nos anciens : les dernières années de carrière, on leur laissait le temps de transmettre leur savoir et leur expérience, avant de fêter leur départ à la retraite avec des outils de jardinage pour qu’ils coulent des jours heureux, tranquilles. Aujourd’hui notre société considère qu’ils sont has been, trop lents, dépassés… On dégage les seniors à coup de mobilité, de reconversion, histoire de bien faire les petits coqs prétentieux…. Mais Cassandre vous dit : il faut laisser le temps au temps, respecter les ainés et bien se rendre compte que « dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qu’il s’est passé ! ».

Elle vous dit aussi en passant, malgré les techniques de management, de productivité, de ce monde ultra connecté, les burn-out vont se multiplier. Tous nos jeunes et moins jeunes ne comprendront leur souffrance que trop tard. Le burn-out ne se comprend qu’une fois l’embrasement là. Notre-Dame a fait un burn-out.

La combustion qui couve donc, qui ronge petit à petit, 900 ans d’histoire ou 15 ans de carrière. Pour en revenir à la thermodynamique, les lois de la physique tout simplement, la forêt est rongée par la combustion, les alarmes se déclenchent mais les gens ne veulent pas voir ni y croire. Et quand la première tuile cède, que l’oxygène atteint les braises, c’est l’embrasement. En une heure de temps, toute une toiture, un symbole, un trésor part en fumée. On s’affole, on dit « mais balancez de l’eau là dessus ! » « mais pourquoi ils ne font rien ?! » Parce qu’il est trop tard, que toute notre technologie, notre arrogance de maîtriser le monde, ne lutte pas contre les lois de la nature. Cette cathédrale a été construite en plus de cent ans. À l’époque, les bâtisseurs savaient qu’ils commençaient un travail qu’ils ne verraient jamais achevé, comme pour toutes les grands constructions humaines, les pyramides, les temples, les murailles… Laisser le temps au temps. Comme on dit « neuf femmes ne font pas un bébé en un mois ». Les choses doivent prendre le temps de germer, mûrir, être récoltées… Mais notre monde va mal, pollution, stress, vitesse…
Les burn-out vont se multiplier car, depuis ces merveilleux outils que sont internet, les ordinateurs, les communications, tout va trop vite pour l’homme et la nature. Pour prendre une simple métaphore, nous cheminions sur nos vies et nos carrières, d’abord à pied, puis en vélo (on va plus vite, c’est chouette…). Puis quand le vélo à assistance électrique est arrivé, on s’est dit « chouette ! on peut avec moins d’effort aller aussi vite ! puis aller encore plus vite avec autant d’effort, puis toujours plus vite ! grisé par la vitesse, tel un super man, tel un adolescent inconscient, on va trop vite. Et quand le moindre trou, caillou, aspérité, nous fait déraper la chute est violente ! trop violente.

Trop violent de voir 900 ans de patrimoine disparaître en fumée en quelques heures ?
Trop violent de se sentir paralysé, angoissé, d’un coup ne plus pouvoir travailler ?
On m’a souvent dit « utopie, que de vouloir de la bienveillance, du respect, de l’entraide dans ce monde capitaliste, violant, angoissant » Dans un monde où les plus pauvres et les plus faibles ne sont pas aidés et protégés, dans un monde où si tu ne réussis pas c’est que tu es feignant car « bon dieu l’ascenseur social, miroir aux alouettes, costard etc. » Comme je l’écrivais il y a quelques jours, ahhh l’Homme, quel phénomène !

Les pauvres ouvriers, ingénieurs, qui doivent angoisser devant le drame, sachez le, ce n’est pas (complètement) votre faute. C’est le monde actuel qui ne laisse pas le temps de faire bien les choses, qui a des outils merveilleux, mais qui ne respecte pas le savoir-faire et la transmission. Dans beaucoup de projets quels qu’ils soient, on a des gens qui alertent sur les délais, les risques, et on leur répond « personne n’est irremplaçable, quelqu’un d’autre prendra ta place, moins cher, plus vite. » Les cimetières sont remplis de personnes irremplaçables ? (oui, le jardin du souvenir du Père-Lachaise aussi, soit dit en passant). Quelle arrogance, quel gâchis… Et on voit les hommes courir à droite et à gauche, comme des fourmis affolées quand on donne un coup de pied dans la fourmilière, pour reprendre, une fois la menace passée, leur train-train quotidien…

Notre père était enseignant-chercheur en psychologie sociale. Les avancées technologiques le ravissaient, calculer plus vite ses statistiques, analyser le fonctionnement du cerveau sans avoir à martyriser ces pauvres souris. Mais il était inquiet, pour l’avenir, l’éducation, le monde. Je veux croire que des épreuves, des chagrins, nous pouvons apprendre de nos erreurs, comme tous les humains depuis des millénaires. Être plus humble, plus patient, plus solidaire et bienveillant. Car nous allons tous disparaître un jour, et que « nous ne l’emporterons pas au paradis »…
À ceux qui disent que l’optimiste est mort, écoutez Cassandre : si vous pleurez l’immuable Notre-Dame embrasée, voyez-y une leçon de vie, de société, d’un avenir plus rose : si elle peut faire un burn-out, c’est que tout est possible, même construire un monde meilleur.